La petite histoire de L'Islet
par Guylaine Hudon le 2021-03-18
Ti-Loup Caron
(3e partie)
Le Capitaine Bernier n’était non seulement un marin aguerri mais un homme d’affaires avisé, en outre les fourrures, l’ivoire et l’exploitation minière, il a même songé à capturer des animaux de l’Arctique vivants pour revendre aux zoos du Canada et des États-Unis, comme des ours polaires par exemple… Il obtiendra tous les permis nécessaires en 1916.
L’Europe est maintenant à feu et à sang et les préoccupations ne sont pas aux animaux exotiques. On devra donner renfort à la Mère-Patrie, mais cela ne freinera pas les ambitions du Capitaine; il compte bien cette fois laisser hiverner Wilfrid (Ti-Loup) son premier officier pour compétitionner ses rivaux. Il faut dire qu’il est celui qui s’est le mieux adapté au mode de vie des Inuits, lui qui a souvent accompagné Oingoot le chasseur et conjoint de Panikpak les années précédentes. Il n’a eu d’autre choix pour survivre que de vivre comme les Inuits le font depuis des siècles. Et il y retourne année après année, affirmant que pour lui ce n’est pas si éprouvant. Voici pour preuve un extrait du journal personnel de Ludger Lemieux charpentier à bord du SS Guide : « Ce matin le capitaine Landry a tué un loup-marin d’une longueur de huit pieds, les matelots et Wilfrid Caron ont enlevé la peau et dégraissé pour l’huile. Notre bon Wilfrid ne se gêne pas pour manger la graisse de loup-marin non cuite, je l’ai vu en manger ce matin. »
Les mœurs des Inuits font aussi bien l’affaire de Wilfrid, Oingoot voyant une attirance réciproque entre Ti-Loup et Panikpak, consent de partager sa femme avec lui lors de ses longues absences pour la chasse, Wilfrid devant rester à la station du capitaine pour veiller au grain. Pour les Inuits, point de jalousie, l’union avec une femme n’est pas une question de mariage comme on l’entend chez les habitants du sud, c’est une union qui prend tout son sens quand il est question de survie en milieu hostile, et en même temps, c’est un geste de confiance et d’acceptation envers Wilfrid. Panikpak ne s’opposera pas du tout à cet accord, bien au contraire. De cette entente naîtra un petit garçon aux yeux bleus dont Ti-Loup est le fier papa. Cela lui fait oublier pour un moment qu’il est sans nouvelles du Capitaine Bernier depuis plus d’un an et demi. Que se passe-t-il? Aurait-il été oublié? Le SS Guide aurait-il coulé à pic et laissé aucun survivant pour indiquer où il se trouve? Ne reverra-t-il jamais sa famille et son joli petit village natal?
Panikpak et son fils Lazaroosie, à bord du CSG, apprenant le décès de Wilfrid. Photo tirée du livre Quvviunginnaq de Magdeleine A. Bourget.
Voilà bientôt trois ans que Ti-Loup vit dans le Grand-Nord et à son grand étonnement c’est l’écossais Henry Toke, leur plus grand concurent, à bord de l’Albert qui vient le chercher . L’Allemagne avait capitulé en 1918 mais ce n’est qu’en 1919 après le traité de Versailles signé que Toke quittera l’Écosse pour retourner dans l’Arctique. Ce dernier avait rencontré le Capitaine Bernier à Londres l’année précédente et suite à un échange sur leurs situations respectives, Bernier ayant décidé de ne pas poursuivre ses opérations dans le Grand-Nord, avait vendu toutes ses possessions et droits miniers à Toke et lui a fait promettre de ramener son agent lors de son retour. Durant la guerre, le gouvernement Canadien avait réquisitionné les services du Capitaine Bernier pour traverser l’Atlantique aux commandes du Percésien, un vieux rafiot de 780 tonnes chargé de vivres et de munitions dans un convoi de dix-sept navires partant d’Halifax à destination de l’Angleterre. La mer était exécrable et le Percésien prenait l’eau de partout, heureusement tous les hommes ont été récupérés vivants par un autre navire, mais le Percésien finit son voyage au fond de l’océan.
Wilfrid et Panikpak avec une fille adoptive sur le Albert en 1919. Photo : archives du Musée Maritime du Québec.
Wilfrid est fou de joie à l’idée de revoir ses proches à L’Islet, mais il devra passer l’été au service de son nouvel employeur. À l’automne, c’est le grand départ; temporairement Wilfrid quitte ses amis Inuits mais à destination de l’Écosse… Il devra aussi se rendre à Londres pour récupérer les papiers qu’il lui faut pour se rendre chez-lui et il en profitera d’ailleurs pour rafraîchir son habillement. Il se dénicha un passage à bord du Castellano, un cargo à destination d’Halifax, après avoir arpenté le port de Liverpool durant quelques jours.
Le 19 décembre 1919, Wilfrid met le pied sur le quai de la gare de L’Islet-Station, descendant du Transcontinental. La nouvelle se propage rapidement : Ti-Loup Caron est de retour!, tous veulent le voir et savoir la cause de ce long silence! Son frère, ses sœurs et sa vieille mère sont maintenant soulagés de le savoir tout d’un morceau! Mais après les Fêtes tous et chacun retournèrent à leur occupations et demeures. La réadaptation à la vie normale se passe bien, mais la vue de ses petits neveux et nièces le font mourir d’ennui pour son fils Lazaroosie qu’il a laissé là-bas; il ne se sent pas chez-lui à L’Islet non plus! Toke lui a offert de l’engager dans ses prochaines expéditions visiblement satisfait de sa dernière expérience d’emploi, d’autant plus qu’il n’aurait qu’à sauter dans le train à destination d’Halifax, là ou Toke le cueillerait en arrêtant se revitailler en eau et en carburant comme il a coutume de le faire. C’est ainsi que Ti-Loup se retrouva une fois de plus dans le Grand-Nord, heureux de revoir Panikpak, Lazaroosie et ses amis Inuits. Mais Panikpak était enceinte lors de son départ, où est le nouveau bébé attendu? Il lui est arrivé un sordide accident une journée particulièrement chaude du printemps, la clé de voûte de l’igloo s’est décrochée et s’écrasa sur le bambin.
Wilfrid est apprécié de ses amis du Nord ce qui donne un bonne confiance à son nouvel employeur. Par contre, la HBC, un nouveau groupe d’investisseurs deviendront bientôt très durs à compétitionner dans le monde de la traite des fourrures. Printemps 1922, Panikpak accouche de son troisième enfant de Wilfrid, cette petite fille sera nommée Martha. Panikpak et Oingoot, son mari Inuit avaient conclu dès la conception qu’elle serait donnée en adoption à un couple sans enfants. Il faut savoir que le couple n’ont pas eu d’enfants ensemble et ils avaient déjà pris trois enfants en adoption. Ce concept est des plus logiques; un enfant grandira bien mieux au sein d’une famille qui peut bien le nourrir, et ainsi nourrira ses parents à leurs vieux jours : la survie de la race. Ti-Loup, à son grand étonnement, n’aura pas droit à ce chapitre et ne sera pas consulté sur le coup.
Après quelques mois d’opérations, Henry Toke se fait annoncer que leurs investisseurs ne financeront plus l’opération. La HBC (Hudson bay compagny) leur ayant offert d’acheter leur compagnie. Ils concluront finalement cette transaction pour la somme de 28 000 00 livres incluant l’Albert, leur bateau.
Wilfrid est encore dans un dilemme. Va-t-il rester avec Panikpak et son fils ou repartir à L’Islet? C’est le 15 août 1922 qu’un bateau se pointe pour venir les chercher; c’est le CGS Arctic? Il saute dans une chaloupe pour aller à leur rencontre et en s’approchant, c’est bien le véritable Capitaine Bernier qu’il aperçoit! Tous les deux devaient être à la retraite? Le Capitaine avait remplacé à la dernière minute le Capitaine Pickels qui a succombé à une crise cardiaque un peu avant le départ qui était prévu avec le CGS Arctic fraîchement radoubé. Wilfrid décide de partir mais il veut emmener son fils avec lui. Quand Panikpak se présenta pour faire ses au revoir sur le CGS Arctic elle n’a pas apporté Lazaroosie avec elle. Wilfrid en est très contrarié, mais il devra finalement se soumettre à leurs coutumes matriarcales. Lazaroosie grandira dans sa communauté, point barre.
De retour à L’Islet à l’automne, Ti-Loup sera l’invité de tous et chacun; un explorateur est toujours le bienvenu dans une soirée mondaine. C’est lors d’une de ces occasions qu’il recroisa Rachel Faguy, une célibataire de 35 ans que son frère Ernest lui avait présentée pour tenter de le faire rester dans le coin en 1919. Cette fois-ci ce sera fait, après avoir promis à Rachel que ses voyages d’exploration étaient choses du passé, ils se marièrent le 22 janvier 1923, en l’église de Giffard en présence de plusieurs amis navigateurs et des deux familles respectives.
Lazaroosie Kyak en présence de sa fille remettant une corne de Boeuf musqué à l'honorable Michener en 1970. Photo : archives de la GRC.
Mais quelque chose tiraille inlassablement Ti-Loup à l’inté-rieur; dès le printemps la fièvre des grands espaces va le frapper une fois de plus. Rachel ulcérée d’apprendre l’existence d’une petite famille dans le Grand-Nord, l’exhortera de sortir de sa vie. Wilfrid s’engage donc à la dernière minute sur le CSG Arctic avec le Capitaine Bernier à son bord, mais pour cette fois qui agit à titre de capitaine seulement; c’est John David Craig qui commandera l’expédition. Le 7 juillet 1923, le CGS Arctic quitte le port de Québec. Wilfrid agissant à titre de 3e officier est du tout premier quart de travail; une bonne brise gonfle la voile du grand mât et ils seront bientôt rendus à la hauteur de l’Île Ste-Marguerite quand un vent violent s’élève sur le fleuve. Il est environ neuf heures du soir quand les événements prendront une tournure tragique. Voici ce que le mousse St-Pierre déclarera dans son journal :
« J’étais de service dans la cuisine, occupé à servir le « night lunch» aux hommes de quart, Je me tenais dans la porte de la cuisine quand survient Ti-Loup qui termine le sien. Il me dit aurais-tu du feu pour allumer mon « snipe »(bout de cigarette). Je m’exécutai. En se retournant Ti-Loup vit alors la grosse drisse (câble) de la voile d’en avant prise dans l’écran de la lumière de course. Il s’y agrippa pour la dégager lorsqu’un coup de vent l’a fait bondir comme la corde d’un arc, précipitant Ti-Loup par-dessus bord. »
Sur le pont, le secrétaire Desmond O’Connell a aperçu l’incident et crie aussitôt « un homme à la mer ». On baisse les voiles et vire le bateau dans l’espoir de repêcher Wilfrid Caron. Une chaloupe est mise à la mer et ils chercheront leur officier pendant deux bonnes heures malgré les éléments déchaînés, O’Connell croit apercevoir Caron et se jette à l’eau pour le repêcher, contrairement aux ordres qui avaient étés donnés. Il disparaît dans la brume et on sera incapable de le retrouver lui non plus.
Ce n’est qu’une semaine plus tard, le 15 juillet, qu’on repêcha le cadavre de Wilfrid Caron flottant au large de L’Ile Ste-Marguerite. Le corps est transporté à Grosse-Ile et c’est son frère Ernest qui s’y rendit pour identifier le corps. Le lendemain le défunt est remis à la famille pour que des obsèques lui soient rendues. Un cortège funèbre constitué uniquement d’hommes (car on dira les femmes trop sensibles pour assister à une si triste cérémonie) part de la maison familiale pour se rendre à l’église de Notre-Dame de Bonsecours qui est bondée; un tribut floral en forme d’ancre a été offert par des proches. Après le service le cortège se reforme pour conduire le défunt au cimetière pour y être inhumé. Le corps du secrétaire O’Connell sera repêché que deux semaines plus tard et remis à la famille demeurant à Ottawa.
La double tragédie qui a eu lieu sur le fleuve à la hauteur de L’Île Ste-Marguerite n’a pas empêché l’expédition de conti-nuer. Le CGS Arctic continuera sa route vers Pond Inlet et c’est le Capitaine Bernier qui convia Panikpak sur le bateau pour lui annoncer la triste nouvelle. Elle se présenta avec le fils de Ti-Loup. Bernier reconnut les yeux bleus de son ancien officier qu’il affectionnait tant dans le regard de son fils. Il paraît que Panikpak pleura la mort de Ti-loup pendant au moins trois jours. Rachel Faguy tenta en vain d’obtenir une compensation financière du fédéral pour la mort accidentelle de son mari et par la suite se querella avec la famille Caron au sujet des profits générés par la vente de ses fourrures ce qui mit un terme à toutes bonnes relations.
Rachel Faguy et Wilfrid Caron, L'Islet en 1923. Photo tirée du livre de Magdeleine A. Bourget.
Lazaroosie Kyak, fils de Wilfrid Caron, devint un habile chasseur et un chef de traîneau réputé pour la GRC qui s’est installée dans le Grand-Nord suite à la prise de possession des territoires arctiques. En 1943, il est promu « gendarme spécial » avec une rémunération de 15,00 $ par mois et en 1951 il sera envoyé à L’Île d’Ellesmere avec sa petite famille maintenant affecté à faire respecter la réglementation faunique pour le bœuf musqué que les Groënlandais venaient chasser sur cette terre déserte et inhospitalière. Vers la fin de sa carrière dans la GRC, il reçut plusieurs médailles pour marquer ses accomplissements. Le 28 octobre 1970, il fut admis à L’Ordre du Canada pour services rendus à la communauté Inuit pendant plus de 30 ans. Il sera aussi présenté à Élisabeth II en visite dans la région arctique lors de sa tournée du Canada. Le 2 juillet 1976, Lazaroosie décédera plutôt jeune âgé de 57 ans.
Martha qui fut donnée en adoption à la famille Angugattiaq aura une bonne douzaine d’enfants. C’est par sa descendance que surgira un écho lointain de Ti-Loup Caron. Rhoda Unqualaaq, petite fille de Wilfrid, sera un jour invitée à interpréter une chanson du répertoire folklorique Inuit lors de la Fête du Canada à Montréal; alors elle entonna sur l’air de « Il était un petit navire » Ilitita puuti navirii, ilataa puuti naviiri kinavi jaa- jaa-javinaviri, uvii uvii » quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’un français se mit à chanter avec elle : « Il était un petit navire » depuis tout ce temps, les Inuits croyaient qu’il s’agissait d’une très ancienne chanson dans un dialecte disparu venant de leurs ancêtres, car ils n’y comprenaient pas le sens. Sans s’en douter Ti-Loup a marqué quelques générations Inuits, malgré une vie écourtée, simplement en chantant cette ritournelle à son fils pour l’endormir.
Je vous invite à arpenter le cimetière de L’Islet lorsque le cœur vous le dira, comme l’ont fait ses descendants Inuits en 2001 pour retrouver la pierre tombale de Wilfrid Clément Caron et honorer sa mémoire.
Merci!
Jérôme Pelletier